Maison Actualité Coup de plume  – L’anti-légume de l’imagination

Coup de plume  – L’anti-légume de l’imagination

Judith Lavoie

Résidente de Val-David et professeure de traduction à l’Université de Montréal

 

Inventer des mots est simple. Trois éléments sont requis : préfixe, morceau du milieu, suffixe. Le préfixe et le suffixe ne sont toutefois pas obligatoires. C’est comme les petits pois dans l’assiette, il arrive qu’on préfère ne pas en mettre.

Le préfixe précède. Si je vous demandais de me nommer des préfixes, vous me diriez…? Anti-, quelqu’un me dit anti-. Oui, anti- est un préfixe. Pas toujours, pas dans tous les mots, évidemment. L’anti- d’antilope ne désigne pas le contraire du concept de lope (concept inconnu d’ailleurs), pas plus que celui d’antiquaire ne serve à nommer une personne s’opposant à la notion de quaire. Il n’en demeure pas moins que, la plupart du temps, anti- exprime bel et bien l’opposé d’une chose. À preuve, l’anti- d’antirides désigne une personne hostile aux rides. Idem pour antivol, qui veut dire : « oiseau qui préfère marcher ». Vous aurez remarqué que tout ce qui précède (on est dans le préfixe, donc oui) n’a pas de sens, c’est ainsi.

Quant au morceau du milieu, c’est le plat de résistance, le clou du spectacle, l’élément central, vital. On y reviendra.

Le suffixe suit. Il est donc placé à la fin du mot. Des idées de suffixes, vous en avez? J’entends -age. Oui, voilà un bon suffixe. On prend canot, on accole -age, paf : canotage, soit l’action de marcher muni d’un canot sur la tête. Euh… oups, non, ça c’est portage… pardonnez-moi. Plusieurs autres mots sont formés à partir de ce suffixe. Par exemple, ouvrage : le fait d’ouvrir (des portes, des tiroirs, à la limite, des esprits, mais c’est plus difficile); indexage : le geste de montrer quelque chose en pointant du doigt; chantage : l’action de fredonner des mélodies d’antan. Ai-je besoin de préciser que ces définitions sont le fruit (aussi appelé anti-légume) de mon imagination?

Enfin, on définit le morceau du milieu, nommé radical chez les linguistes (qui ne le sont pas, d’ailleurs, radicales ou caux, parce que la linguistique décrit la langue, mais ne la juge pas, alors la radicalité serait contraire à l’esprit même de la discipline), on définit, donc, le morceau du milieu (ce central radical) comme étant LE mot, celui qui a un sens même quand il est tout seul. L’anti- du début, s’il n’est pas accompagné d’un radical, ne peut pas fonctionner dans une phrase. Même chose pour -age qui, isolé, ne tourne pas rond. Mais le radical, lui, est autonome. Le Grand dictionnaire terminologique fournit cet exemple : « Le radical “bleu” est utilisé tel quel comme mot, ou comme élément de base dans les dérivés bleuet, bleuir, bleuissement ». Ces trois mots ont justement été créés grâce à l’ajout d’un suffixe. Si on y mettait un préfixe, disons dé-, on pourrait créer le verbe « débleuir ».

Voici, pour terminer, quelques mots de mon invention. Pentaclan : groupe de cinq camarades; indrôle : qui n’est pas drôle; sylvilogis : habitation sise en pleine forêt; tofuphobe : qui craint les aliments composés de tofu (je ne nommerai personne parce que je suis gentille, mais je n’en pense pas moins); jujubologue : qui étudie le jujube (pas le fruit du jujubier, l’autre); et supracortex : dont l’intelligence est supérieure à la moyenne (je ne parle pas de moi, forcément).