
Année 2000
Marcel Kretz
Nouveau départ
Après La Sapinière, j’ai repris l’enseignement à l’École hôtelière des Laurentides. Mais je devins aussi membre de SACO (Service d’assistance canadienne aux organismes). Une organisation de volontaires, de divers métiers, dans les pays membres et qui veulent améliorer ou diversifier la qualité d’une profession en particulier. Dans ce contexte, j’ai ainsi œuvré comme cuisinier au Costa Rica, au Guatemala, en Malaisie, en Afrique du Sud, au Japon, à Singapour, à Cuba, en République dominicaine. Et en l’an 2000, à Moscou. C’est de cette mission que je vais vous parler aujourd’hui, car c’est sans doute la destination qui m’a le plus marqué en fin de carrière.
La Russie, vaste pays, m’a toujours fasciné à cause de la très éprouvante Seconde Guerre mondiale. J’étais aussi curieux de son histoire, de la diversité de ses paysages, de ses différentes ethnies, de son folklore. Ce récit se passe en l’an 2000. C’étaient les années suivant la fin de la guerre froide et c’était une période de coopération entre la Russie et plusieurs pays de l’Ouest. Me voilà dans un avion de la Lufthansa, en route pour Moscou via Frankfurt, à survoler cet immense pays avec ses plaines fertiles, ses vastes forêts percées de quelques villages épars.
Comme mission, j’ai été affecté à la compagnie Mega Foods, qui possédait des cafétérias dans plusieurs immeubles de bureaux autour du Kremlin. Je devais visiter ces cuisines, observer et conseiller.
Nikolaï, mon guide

À l’aéroport de Moscou, mon jeune mentor russe m’attendait. Nikolaï Karenchko parlait un anglais parfait, il avait vécu en Californie pendant plusieurs années. Mon visa étant conforme, nous avons pris la route pour la ville. Tout le long du parcours, je m’étonnais de voir des petits attroupements de jeunes femmes, bien habillées. Que faisaient-elles à ces endroits? Nikolaï me répondit qu’elles attendaient d’être choisies par les automobilistes : un marché d’escortes, en somme…
Je devais être logé dans un hôtel, mais c’était sans doute trop cher, alors on a libéré un appartement dans un des blocs d’habitations de l’ère soviétique dans la banlieue proche de Moscou. L’endroit était assez défraîchi. L’ascenseur fonctionnait de manière originale : on appuyait sur le bouton et on donnait un solide coup de pied au sol pour le démarrer. Pas très rassurant. J’étais au 5e et dernier étage avec vue sur une cour intérieure. Il y avait des carcasses d’autos abandonnées parmi les arbres. Les pigeons venaient sur le seuil de ma fenêtre mendier quelques miettes de pain. L’appartement était correct, sauf pour la douche, qui fonctionnait au compte-goutte. Dans le frigo, il y avait encore des denrées de l’occupant précédent, ce qui signifiait sans doute qu’on l’avait invité à quitter les lieux assez rapidement… L’appartement avait deux portes d’entrée, une porte standard, et celle qui donnait sur le palier était couverte d’une plaque d’acier et chaque porte avait sa clef distincte.
Un chauffeur attitré venait me chercher chaque matin à la porte et me ramenait le soir. Le bureau de la compagnie était situé non loin du Kremlin, dans une maison de trois étages qui appartenait à une nièce de Lénine. Une gentille petite dame aux cheveux blancs qui venait nous saluer de temps en temps, toujours avec le sourire…

Le personnel de l’administration parlait un peu anglais. Les parents des membres de ma brigade avaient tous eu des liens avec l’ancienne Union soviétique. Marina était née à Cuba d’un père diplomate. Igor parlait français, son père avait été diplomate à Paris. Elena, sa mère, était professeur à l’Université de Moscou… et ainsi de suite. Seul le grand patron, Serguiev, ne parlait que le russe. Et pas un des membres du bureau n’avait de connaissances de la cuisine!
À partir de là, ma journée fut planifiée selon les priorités, et cela comprenait une ou deux visites de cafétérias, éparpillées un peu partout en ville, dans des immeubles où de grandes compagnies avaient leur siège social. Je me souviens spécialement de l’un d’eux. Deux gardes armés nous attendaient pour nous accompagner dans l’ascenseur jusqu’à la cuisine. Et une fois notre travail d’inspection et de recommandations terminé, les gardes nous ont escortés jusqu’à l’extérieur. Un peu intimidant… Mais, c’était ça, mon travail : inspirer les cuisiniers sur place à de meilleures méthodes de travail, revoir les recettes existantes et introduire de nouvelles recettes adaptées.

Cuisines exotiques
Les cuisines de l’est sont assez difficiles à définir. Elles se ressemblent un peu toutes. Il y avait des soupes de bonne consistance, des ragoûts et des tartes à la viande. Toujours de l’ail mariné et des cornichons. Cette cuisine particulière se retrouve aussi dans la cuisine française : la salade russe, le koulibiac de saumon, le bœuf Stroganov, les blinis, les shashlyk, les pyroguis…
Malgré tout, il régnait une belle ambiance, que je retrouvais d’ailleurs dans toutes les cuisines que je visitais et où je travaillais avec les cuisiniers sur place. Tous portaient les uniformes et les aires de travail étaient toujours très propres. Il y avait bien sûr la barrière de la langue, mais avec les gestes, les mimiques, le sourire et la bonne volonté, tout se surmonte!
Un jour, le grand patron m’a demandé de faire une recette simple de cubes ou de boulettes de viande susceptible d’être vendue dans la rue. J’ai fait des petites boulettes avec oignons, persil, chapelure, œufs, deux-trois boulettes par brochette de bois. Je n’ai jamais su si cela avait fonctionné. Même chose avec une « cuisine de l’air », qu’il voulait implanter à l’aéroport de Moscou. J’ai fait une esquisse d’après mon expérience à Delta Daily Food, à Rigaud, où nous faisions de milliers de repas congelés par jour pour les compagnies aériennes. Je n’ai jamais eu de nouvelles de ce projet non plus… En tous cas, ils avaient des ambitions!
J’ai eu l’honneur d’être invité par l’ambassadeur du Canada, M. Rodney Irwin, à prendre le thé à l’ambassade. J’y suis allé avec Nikolaï. C’était très cordial et la conversation portait presque essentiellement sur la cuisine, les produits, la bonne table. Les questions de cuisine sont toujours des outils importants dans le monde des échanges diplomatiques.
Splendeurs de la vieille Russie

Mon séjour tira bientôt à sa fin. Moscou, ses bâtiments imposants, sa place Rouge, ses superbes églises avec les coupoles, le Kremlin, son métro unique, une véritable galerie d’art, me laisseront un souvenir impérissable.
Et quelques déceptions aussi… C’était la Pâque orthodoxe et Nikolaï devait m’amener à l’extérieur de Moscou, à la datcha de sa mère pour la fête de la Pâque, une grande tradition russe. Je me réjouissais d’avance des rencontres et du repas… Au dernier moment, mon mentor m’a téléphoné pour me dire qu’il annulait la sortie : il s’était disputé avec son épouse et avait dormi dans son auto!
Alors, pour occuper ce dimanche de fête, j’ai vainement cherché une église dans le voisinage du bloc stalinien où j’habitais. J’avais appris quelques mots de russe par cœur. La première personne que j’ai accostée, un homme d’un certain âge, m’a copieusement injurié, car il n’appréciait pas du tout mon accent russe… Alors, j’ai fait le quartier à pied, tout seul. Mais où étaient passés tous les habitants? Et les églises?
Le matin du départ, mon bon mentor Nikolaï a encore une fois tenté de me jouer un tour. Il était convenu qu’il devait m’amener à l’aéroport. La veille, il m’appelle pour me dire qu’on lui a confisqué son auto… parce qu’il avait dépassé la date du contrôle mécanique du véhicule! Il me dit de me rendre à la route de l’aéroport qui est assez proche et que quelqu’un va sûrement me prendre dans son auto…
Je lui dis : c’est une blague, Nikolaï? Niet! Si tu ne viens pas me conduire, je reste. Mon visa est expiré, qu’est-ce qu’on fait alors? Finalement, il a trouvé le moyen de me conduire à l’aéroport.
J’ai repris l’avion, Moscou-Frankfurt-Montréal. Je partais avec le cœur un peu lourd. Il y avait encore tant à voir et à faire! Je garde malgré tout un bon souvenir des gens que j’ai côtoyés. Marina, toujours accompagnée de sa petite nièce Natasha, qui me fit découvrir les beautés de Moscou. Et Nikolaï qui, malgré ses frasques, était un bon mentor. De mon côté, je pense avoir fait du bon travail. Mais on ne m’a jamais fait de suivi. La Russie est un immense mystère.
Après avoir côtoyé dans leur quotidien tant de gens comme vous et moi, je garde cette forte impression que tout ce que le monde ordinaire souhaite, en Russie, c’est vivre paisiblement… bien loin des obsessions et des lubies de leurs dirigeants.
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NDLR Le chef Marcel Kretz est membre de l’Ordre du Canada, de l’Ordre national du Québec, et l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec lui a décerné un doctorat honoris causa. Pour revisiter la carrière exceptionnelle de notre chroniqueur, âgé aujourd’hui de plus de 90 ans, lire sur le site de la BAnQ ou sur note site www.ski-se-dit.info, onglet « archives », l’excellent portrait du grand chef, esquissé par Jocelyne Aird-Bélanger dans notre édition de juin 2012.