Maison Actualité Ne perdons pas cette richesse

Ne perdons pas cette richesse

Judith Lavoie

Résidente de Val-David et professeure de traduction à l’Université de Montréal

 

Vous souvenez-vous de ce que vous faisiez le 8 juin 2024?

Moi, ce matin-là, je lisais la chronique de Boucar Diouf dans La Presse, qui se terminait ainsi: «[…] en se plaçant du côté “ouvert et tolérant” de la Force, on investit pour récolter ultimement des dividendes politiques. Mais en voulant trop profiter de cet avantage, Justin Trudeau a fracassé les capacités d’accueil du Canada. Si bien que maintenant, l’augmentation trop rapide de la population est décriée par les démographes, les économistes, les banquiers et les organismes communautaires submergés de demandes d’assistance».

Quelques mois plus tard, David Goudreault, dans Ta langue!, l’ouvrage collectif qu’il a dirigé aux éditions Le Robert Québec, reprenait à son compte les mots de Diouf, après lesquels il ajoutait: «Et si c’est trop pour le Canada, c’est beaucoup trop pour le Québec, qui a accueilli plus du tiers des demandeurs d’asile arrivés au pays cette année» (2024, p. 19).

C’est au nom de la survie du français au Québec que Goudreault critique la capacité d’accueil de la province, qu’il juge disproportionnée. Pour ma part, c’est au nom de la survie des êtres humains qui veulent venir vivre au Québec que je la juge insuffisante. Si le gouvernement du Québec décidait d’investir en immigration, le Québec serait tout à fait capable d’être plus accueillant. Ne pas le faire est un choix politique, à mon humble avis, et rien d’autre.

Heureusement, le texte de l’enseignant et écrivain Jean-François Létourneau, intitulé «Pourquoi chantons-nous?», m’a réconciliée avec cet ouvrage. Inspirée du poème «Por qué cantamos», de Mario Beneddetti, dont un extrait est cité en exergue, la contribution de Létourneau commence ainsi: «Des vers en espagnol, écrits par un poète uruguayen, pour ouvrir un texte sur le français au Québec? Et si nous avions besoin de la langue des autres pour savoir qui nous sommes, pour nous révéler à nous-mêmes la nature de nos propres rêves?» (p. 77).

Ces questions en forme d’affirmations n’empêchent pas Létourneau de préciser que: «Je m’expliquerai toujours la vie en français. J’aime cette langue. Profondément. Inconditionnellement. C’est elle qui me permet d’appréhender le monde, de le nommer, de le saisir, d’y appartenir pour le transmettre à mes enfants. Mais j’ai besoin des autres langues pour apprendre à l’aimer» (p. 86).

Maya Cousineau Mollen, conseillère et écrivaine innue, livre un magnifique texte sur son rapport à la langue française, qualifiant celle-ci de langue qui «[l]’a colonisée» et d’«outil de résistance». L’autrice raconte l’histoire de sa famille, ses parents placés dans des pensionnats, sa mère qui décide de la «donner en adoption, [c]onséquence directe d’une colonisation sans appel» (p. 95), le racisme dont elle a été victime, et son amour pour le Québec. Sa conclusion fait écho au texte de Létourneau: «Mais je crois que ceux et celles qui nous craignent dans leurs combats identitaires doivent au contraire déterminer ce qui nous rassemble et créer des alliances. C’est la décennie des langues autochtones. Ne perdons pas cette richesse» (p. 100-101).