
Judith Lavoie
Résidente de Val-David et professeure de traduction à l’Université de Montréal
C’est plus fort que moi, quand je lis: «Les quatre lauréats ont assisté à la cérémonie…», j’imagine quatre hommes (pas nécessairement les Dalton ou les Beatles, mais des hommes, n’importe lesquels). Or, il pourrait n’y en avoir qu’un que la phrase ne serait pas formulée autrement.
Je sais que la règle veut que le genre masculin l’emporte sur le genre féminin. Je le sais. Et pourtant, je n’arrive pas à imaginer une femme derrière le mot «lauréat». Une femme qui reçoit un prix, une bourse, une récompense, pour moi, c’est une lauréate.
Voyez un peu à quel point cette règle peut être absurde. Je recopie ici une phrase lue dans La Presse du 14 juin 2025: «Assis face à elle [Martine St-Clair] dans la salle de répétition, Ariane Roy, Lou-Adriane Cassidy, Safia Nolin, Rita Baga (Jean-François Guevremont) et Brigitte Boisjoli l’observent avec admiration […]».
C’est «assises» qu’on aurait dû lire en début de phrase, car le participe passé avait pour antécédents des noms de femmes, dont une drag queen, mais parce qu’il y avait UN homme et même s’il était inscrit entre parenthèses (Jean-François Guevremont), l’accord a été fait au masculin. UN homme et QUATRE femmes, et le masculin l’emporte, encore.
Dans le journal Le Devoir, ceci: «À lire parmi notre sélection quotidienne de lettres rédigées par nos lecteurs».
Comprenez-vous qu’il s’agit aussi de «lectrices», vous?
Sur le site du Centre de presse de Radio-Canada, cette nouvelle, publiée le 4 juin dernier: «ICI PREMIÈRE […] obtient la meilleure portée hebdomadaire de son histoire avec 1 051 000 auditeurs par semaine.»
Les femmes n’écoutent pas la radio? Ah non, c’est vrai, elles font implicitement partie du million d’auditeurs.
Je sais bien que la place des femmes, socialement et linguistiquement, est plus grande de nos jours qu’il y a un siècle. Je sais que les choses évoluent. Mais avouez que ce tout petit échantillon donne à penser qu’il reste du travail à faire.
J’ai donc eu une idée brillante (dit comme ça, j’avoue que ça manque de modestie, moi qui suis si humble pourtant). L’idée serait de créer une nouvelle règle, très simple, qui tiendrait en quatre mots: «le féminin l’emporte». Autrement dit, le genre féminin engloberait le genre masculin.
Dorénavant, on écrirait les policières, les pompières, les présidentes des conseils d’administration, les cheffes d’entreprises, les premières ministres des pays membres de l’ONU, du G7, les enseignantes, les infirmières, les traductrices, les actrices, les compositrices, les autrices, les metteuses en scène, les médecines, les médecines-spécialistes, les chauffeuses d’autobus, de poids lourds, de taxis, les bouchères, les pâtissières, les cuisinières, les couturières, les forgeronnes, les soudeuses, les programmeuses de jeux vidéo, les agentes de services correctionnels, les courtières immobilières, les ambulancières, les animatrices de télé, de radio, les avocates, les charpentières-menuisières, les carreleuses, les livreuses, les messagères, les coiffeuses, les barbières, les électriciennes, les plombières, et, les hommes exerçant ces professions et métiers seraient sous-entendus.
En parcourant cette longue liste, dites-le-moi franchement, avez-vous compris que les hommes étaient visés, eux aussi? Que derrière les plombières, il y avait des plombiers? Si oui, je vous embrasse sur les deux joues, vous méritez qu’une rue porte votre nom, qu’un pont, même, pourquoi pas, soit nommé en votre honneur, car vous avez su, précisément, faire le pont entre les genres, vous avez compris le sous-texte, vous avez lu au-delà des mots. Pour ma part, je n’y arrive plus.