Maison Actualité Ski-se-Dit à vendre

Ski-se-Dit à vendre

Sam Lock, «Monna Pamona», 2022, mixed media sur canvas

Mot de l’éditeur

En 2013, avec à peine 250 millions de dollars, Jeff Bezos[1] a ramassé le Washington Post en train d’expirer pour en faire, avec son rédacteur en chef Marty Baron, en moins de dix ans, le troisième plus important quotidien des États-Unis, avec 2,7 millions de lecteurs, juste derrière le Wall Street Journal et le New York Times et ses 8,4 millions d’abonnés. Même histoire avec le Los Angeles Times, racheté par Patrick Soon-Shiong[2], avec 100 millions. Lorsque la presse se meurt, c’est la démocratie qui étouffe, la liberté d’expression qui pousse un dernier soupir. Alors ceux qui croient que l’argent ne fait pas le bonheur doivent se rendre à l’évidence : si l’argent peut sauver le droit à l’information, comme l’oiseau pique-bœuf (buphagus, de son nom scientifique) sauve les hippopotames de leurs parasites, pourquoi pas?

Car une société où l’information ne circule plus librement ressemble à un athlète rongé par un cancer : ses jours sont comptés. L’association entre un mécène et une activité qui n’a pas le profit comme but, comme c’est le cas pour l’art en général, et pour la presse en particulier, dont le rôle est strictement de peindre la réalité le plus fidèlement possible, sans chercher à s’enrichir ce faisant[3], voilà une solution fonctionnelle au dilemme sans cesse évoqué par la presse traditionnelle de la fuite, pour les artisans locaux de l’information, des grands annonceurs publicitaires vers les réseaux sociaux californiens.

Plus près de nous, même si François Cardinal[4] à La Presse anticipe avec un certain cynisme la mort du journal « en papier », le lectorat adulte des plateformes papier ou numériques s’est maintenu à 86 %, depuis 10 ans, en dépit des fake news et autres trumpisteries des réseaux sociaux. Il écrit aussi que les tremblements de terre que subissent actuellement la plupart des journaux du monde sont la faute du papier. En somme, le modèle d’affaires de la presse traditionnelle, qui se finançait par ses annonceurs, s’est volatilisé au profit d’un numérique contrôlé essentiellement par une poignée de zillionaires américains. Mais ça aussi, ça évolue vite, et les petits écrans vont à leur tour, d’ici quelques années, imploser sous la pression des nouveaux marchés de l’intelligence artificielle. On n’est pas au bout de nos surprises dans ce domaine.

Mais alors, pour nous autres, pauvres journalistes locaux, que va-t-il se passer? Allons-nous expirer à mesure que la tendance qu’ont nos concitoyens à confier le flux de leur environnement culturel et social aux technologues de Facebook qui, entre deux planches de surf, numérisent notre avenir selon leur modèle de science-fiction? Une seule réponse possible : pas question. Nous autres, journalistes ordinaires, nous sommes comme les amibes, ces micro-organismes eucaryotes responsables de notre capacité respiratoire et de l’évolution de notre genre humain : si nous disparaissons, et avec nous les nouvelles de ce qui se passe sur la montée Gagnon, sur le 8e Rang, rue de l’Église ou dans le fond du rang voisin où l’artiste est en train de composer l’œuvre sonographique qui va changer le monde, si nous disparaissons, loin de la fureur de New York et du tumulte permanent des grandes capitales, plus rien de ce que nous sommes ne subsistera. Les Laurentides, comme la mer de la Tranquillité à la surface de la lune, tomberont en poussière et seront observées avec curiosité par les mégalopolissons des autres déserts culturels par la lorgnette froide et indifférente du télescope Internet. Il n’en est pas question. Plutôt nous vendre au plus offrant, au millionnaire (ou au groupe d’hommes d’affaires courageux) qui voudra ajouter à la boutonnière de son succès un grand petit journal, fait avec la délicatesse de l’orfèvre et la lucidité du condamné. Fluctuat Nec Mergitur[5], dirons-nous, pour rester dans la métaphore marine, par opposition à la sécheresse des temps actuels. En attendant que cela se produise, les enchères sont ouvertes et nous continuerons, sur papier comme sur le web, à sculpter notre différence culturelle. Pour tous ceux qui savent lire entre les lignes.

 

Michel-Pierre Sarrazin, Éditeur

(Texte paru dans notre infolettre mensuelle de mars.)

 

 

 

 

 

———————

 

[1] Entrepreneur industriel, fondateur d’Amazon, classé première fortune mondiale en 2021.

[2] Chirurgien sud-africain et bioscientifique inventeur du médicament Abraxane, efficace contre les cancers du poumon, du sein et du pancréas.

[3] Feu le grand journaliste Peter Jennings disait il y a déjà 20 ans de cela que la chose la pire qui soit arrivée aux nouvelles télévisées soit qu’elles aient commencé à faire de l’argent. Op. cit.

[4] Vice-président Information et éditeur adjoint.

[5] Locution latine, devise de la ville de Paris : « Battu par les flots, mais ne sombre pas! »