Michel-Pierre Sarrazin
Sur la branche P-116 du grand pin panache, Tchik grignote une noix tirée de sa réserve. Il a choisi une noix châtaignier, mais il aurait aussi bien pu piger dans son trésor une noix de hêtre, de caryer, de chêne, bien caché sous la galerie des Lebeau. Il pourrait aussi écouter le cri des rapaces qui font des ronds dans le ciel, depuis qu’un banc d’altostratus est arrivé de l’ouest, avec son chargement de neige. Mais il préfère écouter Beethoven, le trio avec piano no 1, dont les notes lumineuses montent de la maison de Maryse et Bernard, juste là. Tchik est un écureuil roux pas comme les autres. Il aurait voulu être chanteur, mais bon, quand on est écureuil, on râle, on glousse, on glapit, on grogne mais… on ne chante pas.
La plupart des humains pensent que les écureuils sont des idiots. Ils s’imaginent qu’on ramasse des trucs et qu’on oublie où ils sont enterrés. C’est un mythe, une légende, un pataquès. Nous savons très bien ce que nous faisons, dit Tchik.
Du moins, la plupart du temps. Le matin, par exemple, je garde un œil perçant sur la maison de ces petits humains, Maryse et Bernard, parce qu’aussitôt levés, ils se jettent sur la fenêtre pour tenter de me voir. Et je peux vous le dire, ils me voient! Dès que j’aperçois un mouvement dans le rideau de leur chambre, j’enclenche la première : je saute de P-116 à P-89, un vol plané si élégant que les geais bleus qui grelottent dans le peuplier en caquettent de jalousie. S’il a neigé, ma pirouette s’accompagne d’une rapsodie en blanc tombant du sommet du pin comme une poudre étincelante dans les cheveux des princesses écureuils de jadis. Oui, je sais, j’ai beaucoup de bagou : je râle, je glousse, je glapis, je caquette, mais c’est de famille. Si on n’est pas des chanteurs, du moins sommes-nous des verbocoureurs!
Mon père habitait le clocher de l’église et il comprenait le latin. Il le tchi-tchitait couramment. J’ai un oncle qui a vécu en Chine et qui tchin-tiquait le mandarin et pouvait égratigner un sinogramme sur l’écorce d’un bouleau. Ma grand-mère est arrivée du vieux continent sur un navire suédois chargé de jouets en bois peint.
Bref, je saute, donc, je bondis, je rebondis, je dérape sur le flanc du pin comme du beurre fondant sur du pain croûté de l’Ami Richard, me voilà au sol. J’entends le cri de Maryse au travers de la vitre : Tchik! Tchik! Tchik! Mais moi, en bon écureuil roux, je fais celui qui n’entend pas. Je suis bien trop occupé à courir après quelque chose. Peut-être un fantôme de neige, un vent à écorner les bœufs, un souffle pour récolter la tempête.
Car demain, ce sera l’Hiver. Tchik sait ça mieux que personne, car il connaît les signes : les fleurs de l’été se pétrifient (on dirait des bijoux de verre), les oiseaux se gonflent de plumes (on dirait des doudounes volantes), les arbres dressent le tronc et les sapins, surtout, ressembleront, après la première bourrasque, à des soldats de plomb en habits de parade. Le carrosse de la Fée des Bois passera au-dessus des toits, chargé de flocons en forme d’étoiles, et dans la maison de Maryse et Bernard, on fera entrer un grand sapin plein de lumières. On fera jouer des symphonies de Beethoven et des chansons d’écureuils : tchik-tchi-tchik, tchi-tchi-tchik, comme dans les pays de soleil où tout le monde danse et se tortille.
Tchik grimpe vivement sur une grosse roche gris souris. Il écoute : le chant du vent, le cri des oiseaux, la musique de la maison, le tintement lointain, mais clair, des clochettes de l’hiver, qui entrechoque ses glaçons bleus alors qu’il s’avance dans son immense manteau blanc. Tchik se dit qu’il a de la chance d’être un écureuil. Il peut passer l’hiver dehors et il peut chanter dans sa tête des symphonies comme Beethoven, en grignotant des noix multicolores et, parfois, tirer la langue pour capturer des flocons sucrés. Maryse, à sa fenêtre, le regarde et son cœur se remplit de joie. Avec Tchik dans le décor, elle sait qu’elle pourra traverser toutes les saisons en riant de ses pirouettes.
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