Maison Actualité Album souvenir : Jackrabbit à Val-David

Album souvenir : Jackrabbit à Val-David

Michel Allard et Paul Carle, historiens

 

Comme autrefois à Val-David

Le 9 mars 1975[1], afin de célébrer le centième anniversaire de naissance du légendaire Herman Smith-Johannsen, mieux connu sous le nom de Jackrabbit, un convoi du Canadien Pacifique a fait revivre, pour une randonnée, les trains de neige qui ont transporté dans les Laurentides, de 1928 à 1939, des milliers de skieuses et skieurs. Parti de Rigaud, au petit matin, le légendaire train de neige s’arrête à toutes les gares depuis Shawbridge jusqu’à Val-David[2], où il est accueilli par le maire Julien Saint-Louis. Le groupe se rend ensuite à l’hôtel La Sapinière. Après les discours d’usage, dont celui de Thérèse Dumesnil, l’une des principales organisatrices de cet événement, Jackrabbit prend la parole « […] en invitant les skieurs à respecter la nature et à la protéger[3] ». Les cérémonies terminées, de nombreux skieurs entreprennent une randonnée qui les conduira jusqu’à Shawbridge par les pistes Maple Leaf et Whizzard. « L’expérience fut si appréciée qu’en janvier 1978 et pour une durée de quatre saisons, l’on remit en opération le déjà célèbre P’tit Train du Nord, à raison de huit semaines par hiver[4]. »

10 mars 1975 : Jackrabbit à la gare de Val-David.
Musée du ski des Laurentides

 

De la Norvège à l’Amérique

Herman Smith-Johannsen est né le 15 janvier 1875, à Horten, « kommune norvégienne située dans le Vestfold, dans le fjord d’Oslo[5] ». On raconte que, dès l’âge de 2 ans, skier pour lui n’était pas plus difficile que marcher. Après une formation dans l’armée norvégienne, il poursuit ses études à Berlin, où il obtient un diplôme en génie mécanique.

En 1899, il émigre aux États-Unis, qui connaissent alors un boom économique. Il s’établit à Cleveland. Représentant de fabricant de machinerie lourde destinée aux scieries, il parcourt les forêts du nord de l’Ontario et du Témiscamingue. Les Cris, admirateurs de son habileté à se déplacer sur la neige sur des planches que plusieurs qualifient à cette époque de raquettes norvégiennes, le surnomment Wapoos, qui signifie lièvre, d’où le surnom de Rabbit précédé de Jack, qui, dans la langue vernaculaire, désigne « un homme fiable, sans malice, toujours prêt à rendre service[6] ».

Après un séjour à Cuba, il ouvre des bureaux à New York, à Lake Placid puis à Montréal. C’est alors qu’il découvre les Laurentides et ses pentes enneigées. Devenu ami de plusieurs amateurs de ski, il les entraîne dans les collines laurentiennes, les guide dans des randonnées hors-piste, explore de nouvelles montagnes. Il ne demandait pas d’argent pour ses services, car, d’après sa fille Alice Johannsen : il disait ne pouvoir « demander de l’argent pour quelque chose [qu’il] aime faire[7] ».

 

L’ingénieur du ski

Ruiné lors de la crise économique de 1929, Jackrabbit s’établit en 1931 avec sa famille à Shawbridge, puis de 1933 à 1938 à Val-Morin[8]. Il se définit comme un ingénieur de ski; il aménage en domaine skiable des montagnes; collabore à la construction de tremplins de sauts à ski, notamment à Montebello; il installe des remonte-pentes, notamment à Saint-Sauveur et à Sainte-Marguerite; enseigne dans différents centres de ski et hôtels, dont le Pinehurst, le Far Hills et le Sun Valley Lodge, à Val-Morin; il participe à l’organisation de compétitions et met sur pied dans plusieurs villages des équipes de compétition pour jeunes.

 

Les ouvreurs de piste

Au fil des ans, les Autochtones, puis les bûcherons et les colons ont tracé à travers la forêt laurentienne des sentiers qu’empruntent tout naturellement les premiers skieurs. Des ouvreurs de piste les aménagent. Mentionnons, entre autres, les trois frères Gillespie, dont les parents exploitaient une ferme sur les flancs du mont Catherine, à Sainte-Agathe-des-Monts, et Paul d’Allmen, d’origine suisse, qui, à partir de 1931, ne cesse de sillonner les pistes des Laurentides[9].

 

Carré métallique marqueur de sentier de la piste historique la Maple Leaf dans les Laurentides, au Québec.
http://100objects.qahn.org/content/search-theme

La piste Feuille d’érable (Maple Leaf)

En 1932, l’Association des hôteliers des Laurentides (Laurentian Resort Association), de concert avec les autorités du Canadien Pacifique, forme le projet d’ouvrir une piste qui relierait les principaux établissements hôteliers. À cet égard, on projette de relier les segments de pistes déjà existantes. Pour réaliser cet audacieux projet, on retient les services de Jackrabbit. La tâche est énorme, voire colossale. Il faut d’abord repérer et cartographier les segments de piste existants, trouver un tracé qui, tout en permettant de les rattacher les uns aux autres, contourne les différents obstacles dont les marécages, évite les lignes droites pour gravir et descendre les multiples monts. Bref, la future piste doit être accessible aux skieurs plus ou moins aguerris. Jackrabbit doit aussi négocier avec les colons propriétaires des lots afin d’obtenir les droits de passage. Puis, le dur travail de défrichage et de nivelage de la piste peut être amorcé. À cet égard, on ne peut utiliser que des outils rudimentaires, dont des scies, des haches, des pelles, et parfois compter sur un cheval. Il faudra à Jackrabbit, avec l’aide de skieurs et d’habitants de la région, près de sept ans pour compléter le tracé d’une piste balisée que l’on désignera sous le nom de Feuille d’érable, ou Maple Leaf. D’une distance de près de 90 kilomètres, elle relie, de Labelle à Shawbridge, les établissements hôteliers, tout en s’étirant à proximité de la voie ferrée du Canadien Pacifique devenue aujourd’hui la piste cyclable du P’tit Train du Nord.

 

Le cartographe

Musée du ski des Laurentides

Pour compléter son travail de défricheur et d’ouvreur de piste, il publie en 1939, commandité par la compagnie de cigarettes Sweet Caporal, le Skiers’ Book : « un guide de poche bilingue contenant des cartes topographiques où figurent tous les sentiers de randonnée, les pistes de descente et les remontées mécaniques des Laurentides d’abord, puis, dans des éditions subséquentes, des autres régions du Québec[10] ». Par la suite, il ne cesse de tracer des pistes, de conseiller les propriétaires de pentes de ski, les hôteliers et surtout les skieurs et skieuses qu’il côtoie lors de ses nombreuses et interminables randonnées à travers la forêt laurentienne.

 

 

L’éclipse du ski de fond

En 1939, l’incessante activité de Jackrabbit et de ses émules a permis de défricher et de baliser dans les Laurentides plus de 1600 kilomètres de pistes que l’historienne Danielle Soucy qualifie de Circuit Alouette, Mecque du ski en Amérique du Nord[11]. Toutefois, au cours des années suivantes, l’invention de la remontée mécanique à câble, l’arrêt des trains de neige en 1939 à cause de la guerre, l’ouverture en 1944-45 de la route 11 durant l’hiver et la popularité grandissante de l’automobile conduisent à l’ouverture dans tous les villages de plus de 150 stations de ski alpin qui deviennent si populaires que seuls quelques fanatiques continuent à pratiquer le ski de fond. La fille de Jackrabbit rapporte que son père était devenu si furieux qu’au pied des remonte-pentes, il sermonnait les skieurs en leur rappelant que le vrai ski devait se pratiquer à travers les collines et les vallées de la forêt laurentienne. Les remonte-pentes, disait-il, ont rendu les skieurs paresseux et l’équipement est devenu si spécialisé et si raffiné que les skieurs en sont devenus dépendants.

Herman Smith-Johannsen, dit Jackrabbit (1875-1987)
Musée canadien du ski

 

Le retour en force du ski de fond

Dans les années 1960-1970, de nombreuses campagnes en faveur de l’écologie, du plein air et de la participation, le coût croissant de la pratique du ski alpin, ainsi que la possibilité de skier tant à la ville qu’à la campagne contribuent à remettre le ski de fond à la mode. Au fil des ans, l’aménagement d’une station de ski devient de plus en plus complexe et onéreux. Les remontées mécaniques actionnées par un moteur de camion sont remplacées par des équipements de plus en plus sophistiqués, confortables et rapides. D’autres progrès techniques dont la fabrication de la neige artificielle, l’éclairage des pistes en soirée, ainsi que les dameuses font augmenter considérablement les frais d’exploitation. Peu à peu, les petits centres, surtout situés dans le cœur des villages, cessent d’exploiter leurs pentes.

 

Jackrabbit et le marathon du centenaire de la Confédération

C’est dans ce contexte qu’en 1967, à l’occasion des fêtes marquant le centenaire de la Confédération, un marathon de ski entre Pointe-Claire et Ottawa présage le renouveau du ski de fond. Ce marathon dit de participation se répètera annuellement   par la suite entre Lachute et Gatineau. En 1967, Jackrabbit, alors âgé de 91 ans, « skie ce parcours de 48 kilomètres sous une température frôlant les -17 degrés Fahrenheit […] En 1982, il participe pour la dernière fois au Marathon canadien de ski […] La même année il est intronisé au Temple de la renommée canadien des sports et au Musée du ski des Laurentides. Il a alors 107 ans![12] » La participation du vénérable Jackrabbit, en plus de contribuer à sa légende, incitera de nombreux Québécois à s’adonner au ski de fond.

 

Le 5 janvier 1987, à l’âge de 111 ans, Jackrabbit, lors d’un voyage dans son pays natal, meurt d’une pneumonie. Aujourd’hui, il est devenu une légende qui ne s’oublie pas[13].

 

L’héritage de Jackrabbit et des ouvreurs de piste

Au fil des ans, le réseau des pistes de ski de fond s’est dégradé. La construction de l’autoroute 15 a fait disparaître une grande partie de la piste Maple Leaf ainsi que le chemin de fer du Canadien Pacifique, qui constituaient, en hiver, les grandes voies de communication reliant les villages de Labelle à Shawbridge. Heureusement, depuis quelques années, plusieurs organismes se sont regroupés afin de pérenniser le réseau que les ouvreurs de piste, dont Jackrabbit, nous ont légué.

 

 

 

 

 

________________

[1] Johannsen, Alice (1993), The Legendary Jackrabbit Johannsen, Montréal, McGill-Queens University, p. 286-287.

[2] « Comme autrefois », La Presse, 5 mars 1975.

[3] Aird-Bélanger, Jocelyne, « Thérèse Dumesnil, journaliste, cinéaste écologiste de la première heure », Ski-se-Dit, novembre 2020, p. 20.

[4] http://www.monmuseevirtuel.ca/fiches/ski-celebre-Jackrabbit

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Horten_(Norvège)

[6]  http://prenoms.famili.fr/,jack,2277,13340.asp

https://www.dufrancaisaufrancais.com/articles/roger-bontemps-ou-bon-jack-en-quebecois/

[7] Informations tirées de : Johannsen, Alice (1993), The Legendary Jackrabbit Johannsen, Montréal, McGill-Queens University.

[8] Ibid. p. 211.

[9] Dumas, Pierre (2013), Paul d’Allmen (1893-1981), cartographe des Laurentides et citoyen de Sainte-Anne-des-Lacs. La Mémoire no 127, Société d’histoire et de généalogie des Pays-d’en-Haut, p. 9.

[10] Soucy, Danielle (2009), Des traces dans la neige. Cent ans de ski au Québec. Montréal, Les éditions La Presse, p. 70.

[11] Ibid. p. 79-90.

[12] http://www.pantheondessports.ca/Introniser_voir.asp?CodeN=1273

[13] « Ha-det » Monsieur Smith-Johannsen.

http://www.pantheondessports.ca/Introniser_voir.asp?CodeN=1273