Sortir du batey [1]
Nelly Allard, Résidente de Sainte-Adèle
Troisième chronique[2]
Mon retour à Sainte-Adèle est des plus étranges. Le seul bruit du frigo m’angoisse. J’ai un énorme choc culturel en direct de mon salon. J’ai beaucoup voyagé et jamais mon retour n’a été accompagné de cette tristesse. L’absence de « Bonswa Nelly », de chaque ti-moun ou grand-moun que je croise dans les rues de Muñoz, me pèse. Le fait de ne pas être entassée dans les collectivos aussi. Le vivant me manque! Je dois y retourner, et vite!
Je planche donc sur ce cours d’anglais que j’aurais aimé recevoir, enfant. Je débarque à Muñoz et je commence à enseigner l’anglais à Enelbi, chez moi. Le lendemain, ils sont dix. Le surlendemain, ils sont une trentaine. L’école du village m’est offerte. C’est maintenant officiel, j’enseigne six jours par semaine.
Étrangement, aucune fille n’est de la partie au début. Elles sont responsables des tâches ménagères. Une trentaine de garçons de 7 à 27 ans qui parlent créole, espagnol et parfois français composent mon groupe. C’est le chaos et je me découvre un talent pour orchestrer tout cela. J’embauche un jeune haïtien qui parle anglais pour me servir de traducteur. Je me sens souvent le con dans Le dîner de con, puisque je comprends toujours les blagues en dernier. Je suis souvent le sujet de ces boutades. Je tombe en amour avec l’humour haïtien. Sans aucune gêne, des surnoms me seront attribués à travers le temps : gwo jarret, san pegné et gwo bounda. Ce qui veut dire : gros jarret, décoiffée et gros postérieur. Ce dernier qualificatif est un compliment au sein de la communauté haïtienne. Je l’accepte donc avec honneur!
Je voyage maintenant quatre mois par année à Muñoz et, au bout d’un certain temps, je remercie mon traducteur, puisque mes niveaux de créole et d’espagnol sont suffisants. Maintenant, c’est moi qui fais des blagues sur chacun d’eux. Je prends bien soin de leur attribuer un surnom qui va avec leur personnalité. Je ne suis plus une gringa à leurs yeux. Et ça, c’est le meilleur cadeau que je puisse recevoir.
Le cours a le vent dans les voiles, mais je dois composer avec une culture où l’humour passe avant la ponctualité. Et où les filles sont en retard, car elles doivent laver la kaye. Je trouve alors une solution qui me dévoilera un autre aspect de ce que c’est d’être Haïtien en République dominicaine. Chaque dimanche, je vais à la plage avec la douzaine d’entre eux qui est arrivée à l’heure au cours. La plage se trouve à cinq minutes en collectivo. Je découvre que certains n’y sont jamais allés. Cinq minutes! Les parents ayant trop peur de se faire prendre par l’immigration. Avec moi, ils sont en sécurité, puisque je suis Canadienne et qu’ils sont mineurs. On détonne dans le décor. Les miens échangent des regards avec les enfants dominicains, l’air de dire : « nous aussi, on a le droit d’être là ». Les enfants s’amusent follement et je les ramène dans le batey où ils sont accueillis par les autres, qui les questionneront sur leur journée de rêve. J’apprends à me couper de moi-même parfois, car c’est crève-cœur de les laisser derrière nous, lors de ces journées inaccessibles pour eux. Plus j’assiste à ces inégalités, plus je veux les faire sortir de ce batey. Un problème persiste : c’est bien beau de parler anglais, mais comment les faire sortir de cette misère et aussi, comment construire un pont entre eux et les Dominicains? La solution arrivera dans le voyage suivant.
[1] Un batey est un campement où vivent les coupeurs de cannes. Les bateyes dominicains sont généralement de vrais bidonvilles qui accueillent misérablement des travailleurs haïtiens (Wikipédia).
[2] Lire les chroniques précédentes dans nos éditions de mai et de juin 2024 (www.ski-se-dit.info).