
Jacques Ohron, sommelier, Paul Carle et Denis Vézina, historiens
Au cours des années glorieuses de La Sapinière, l’un des personnages principaux de l’aventure fut sans conteste, de 1976 à 1979, Jacques Orhon, sommelier de renom, globe-trotteur et auteur. Sa plume étant excellente, nous vous proposons un extrait de son livre Entre les vignespublié aux Éditions de l’Homme, avec l’aimable autorisation de son auteur.
C’est au cours de mon premier voyage en terre canadienne qui dura 45 jours, un luxe compte tenu de nos modestes revenus, que je vais m’approcher de l’hôtel La Sapinière, un lieu qui m’ouvrira par la suite tant de portes…
C’est ainsi que […] je me suis présenté, ne connaissant personne, quêtant un rendez-vous ou une simple entrevue, afin de faire valoir mes compétences et d’obtenir un job qui faciliterait les procédures d’immigration. Et c’est à Val-David, à l’Hôtel La Sapinière, que ma carrière allait finalement prendre son envol.
Trois éléments majeurs rattachés à cette magnifique propriété, le seul Relais & Châteaux à l’époque au Canada, auront été pour moi plus que déterminants : le propriétaire, Jean-Louis Dufresne, un pionnier de souche québécoise et homme d’affaires doté d’une âme d’hôtelier, le directeur, Monsieur Belleteste, qui deviendra au fil des ans un ami très proche, et puis, de toute évidence, la cave du restaurant […]
Après cet entretien, je reçus cinq mois plus tard, en pleines vendanges dans le Bordelais, nos papiers pour émigrer au Canada, ce que nous fîmes en deux petites semaines. Trois jours après notre installation, comme « par hasard » près La Butte à Mathieu, je foulais la salle à manger de La Sapinière, en tant qu’employé. Deux mois s’écoulèrent, le temps de m’acclimater, et je reçus de mon directeur une lettre, que j’ai gardée précieusement, et qui faisait de moi un sommelier à part entière. La cave allait devenir mon petit royaume […] À cette époque, celle de Gérard Delage, adoubé du titre de Prince des Gastronomes, venir manger dans ce haut lieu de la fine cuisine était le rêve de bien des Québécois. Nombre d’entre eux l’ont d’ailleurs découvert à l’occasion de leur mariage, et l’on ne comptait plus tous les bébés qui furent conçus dans les chambres à l’étage et les dépendances qui longeaient le lac paisible de la propriété. La Sapinière était l’endroit tout indiqué pour les lunes de miel, et j’avais profité de la mienne pour y faire ma place.
La cave comprenait une réserve de 20 000 bouteilles, ce qui était considérable pour un établissement situé dans un pays où les plaisirs de la table ne faisaient pas partie des priorités du moment. Des deux cents références, les françaises composaient la majeure partie de la carte, suivies de celles d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, de Suisse et du Canada, et les prix variaient entre 10 et 150 dollars. En plus d’une gamme de produits achetés en importation privée avec la photo de l’hôtel sur l’étiquette, nous tenions les meilleurs crus de Bordeaux, de Bourgogne, d’Alsace et de la Vallée du Rhône. Nous avions même du Château-chalon, le précieux vin jaune du Jura, que personne, soit dit en passant, ne savait trop comment servir et quel mets recommander pour l’apprécier à sa juste valeur. Je laissais filer quelques mois afin de gagner la confiance de mes pairs, évitant surtout de brusquer les plus chatouilleux, notamment le chef sommelier, un tantinet susceptible et coincé dans ses petites manies. Je fis sortir les clavelins (flacons dans lesquels le vin jaune est logé) du réfrigérateur pour les remettre à la cave et invitai par la suite des clients avides de nouveauté à tenter le mariage du précieux élixir, servi à 15° avec un morceau de comté accompagné de noix de Grenoble. Je connus un certain succès…
Faire visiter la cave aux habitués était devenu pour moi une activité incontournable, doublée d’un réel moment de plaisir. Je me pliai effectivement avec grâce à cet exercice qui consistait, si on veut le voir ainsi, à faire la tournée des vignobles, en passant d’un casier à l’autre de cet immense caveau divisé en deux parties. La première contenait les crus prestigieux en rouge tandis que la seconde, plus fraîche, était réservée aux blancs. Les amateurs posaient beaucoup de questions et je me rendis compte bien vite qu’en les faisant rêver avec mes explications, je préparais le terrain à de meilleures ventes en salle. Ce n’est pas cet aspect mercantile qui me motivait, disons cependant que je joignais déjà l’utile à l’agréable, même si le contraire, en général, m’apparaît plus jouissif. En plus de mieux me l’approprier, j’imprimais dans ma mémoire les détails de la carte et l’emplacement physique de chacun des vins, ce qui n’était pas négligeable. Nous étions quatre sommeliers le samedi soir et nous en vendions beaucoup pendant les deux services. Habillés d’un pantalon noir recouvert d’une tunique brune, et taste-vin en argent autour du cou, nous avions l’air de moinillons, les cheveux en plus, prêts non pas à réciter des prières en latin, mais à dresser religieusement la liste des crus classés du Médoc ou ceux de la Côte de Nuits. Nous avions fière allure, paraît-il, et lorsque nous procédions au cérémonial du décantage sur guéridon, avec carafe et chandelier, les convives écarquillaient les yeux et nous laissaient communier en silence pendant la dégustation.

Les propriétaires avaient le souci du détail. Madame Dufresne, que tous appelaient affectueusement Bobie, venait faire son petit tour pendant la mise en place, rectifiant ici un rideau, là une nappe, ou remarquant les trop longs cheveux de l’un et la moustache indisciplinée de l’autre. Rien ne lui échappait. Futé comme un renard, Jean-Louis Dufresne, le grand patron, avait flairé les retombées engendrées par le touriste américain qui, timidement dans les années soixante, faisait du Québec une de ses destinations favorites. Avec un sens aigu de l’hospitalité, il savait investir et investir sans cesse afin de faire de « sa » Sapinière un havre de paix recherché aussi pour sa table et le choix de crus exceptionnels qui l’accompagnaient. En bon Canadienfrançais visionnaire, il avait deviné le potentiel gastronomique qui attirerait plus tard ses concitoyens qui sortaient peu à peu de la Grande Noirceur, période majeure de changement social de la société québécoise. Plutôt reconnu comme francophile, il adorait tout ce qui venait de l’Hexagone. Quand il sut mes origines, il se fit un malin plaisir de me demander, dès qu’il avait à sa table de nouveaux invités, d’où je venais exactement, comme s’il ne le savait pas. Je lui parlais du coin de pays de mon père où se trouve, dans l’arrondissement d’Ancenis, le village du Fresne. Chaque fois, il faisait semblant de constater que nous venions, à trois ou quatre siècles près, du même coin de France, ce qui le mettait en joie. Nous jouâmes à ce petit jeu pendant trois ans sans se concerter, avec à la clef un clin d’œil complice qui ne regardait que nous.
Pendant la saison hivernale, la direction faisait déneiger les voitures des gens qui s’apprêtaient à quitter l’hôtel le dimanche après-midi. Tout le monde était considéré VIP (Very Important Personality). C’est un des aspects qui m’aura d’ailleurs marqué et comblé personnellement. Formé à l’école française à réserver mes courbettes aux gens importants, je découvrais l’avantage d’offrir les mêmes égards à un inconnu ou à une vedette du hockey ou de la chanson. Stars du cinéma, couple royal en villégiature ou simple quidam étaient logés à la même enseigne, et chacun devait être servi avec professionnalisme, attention, respect et gentillesse. Je me souviens de ce journaliste, très connu en France, venu couvrir l’élection de René Lévesque. Ce cher Léon Zitrone passait la semaine avec nous, et nous devions faire des tours de passe-passe pour le contenter. De fait, doté d’un appétit féroce, ce qui se voyait bien, et appréciant la savoureuse cuisine du chef Marcel Kretz qui s’était déjà fait un nom, il mangeait tout simplement deux fois. La première, avec son épouse qui l’obligeait à se serrer la ceinture. Adoptant un profil bas, et je dois le reconnaître, avec notre sournoise complicité, il mangeait presque comme un oiseau. En revanche, dès que sa femme tournait les talons, nous lui servions en cachette un plat pas vraiment diététique, comme cette choucroute dont le chef (alsacien) avait le secret, arrosé copieusement, il va sans dire, du meilleur riesling. Il était connu dans le milieu pour son mauvais caractère, mais je peux témoigner que nous l’avons vu de bonne humeur en toutes circonstances, nullement avare d’anecdotes, en un mot absolument charmant. Et nous y étions pour quelque chose.
[…] Aujourd’hui, l’Hôtel La Sapinière n’est plus, et beaucoup de restaurants et d’hôtels ont pris la relève, mais qu’importe, il aura su imprimer à des générations le goût de la table et du bon vin. Il aura servi d’école grâce à des gens passionnés qui m’ont donné le désir et la volonté de persévérer.